Aby Warburg fut sans doute, avec Daniel Arasse près d'un siècle plus tard, l'un des historiens de l'art les plus indisciplinés. En quoi, cet érudit de l'Allemagne de la fin du XIXe siècle pratiquait-il une forme d'indiscipline scientifique ?
L'indiscipline de Warburg trouve son origine avant tout dans la manière dont on considère alors en Allemagne la Kunstwissenschaft (une connaissance de l'art sociale et culturelle à distinguer de la Kunsgeschichte, littéralement histoire de l'art). L'amplitude accordée aux relations entre l'art et les autres domaines de la connaissance conduit Warburg à penser sa bibliothèque comme le lieu même de la recherche mais aussi de la formation de la pensée. Les interactions disciplinaires font selon lui naître les raisonnements, les découvertes, les analyses inédites. Les disciplines, lorsqu'elles sont mises en conflit, offrent un Denkraum une sorte d' intervalle ménageant un espace pour la pensée qui s’élabore entre deux disciplines par exemple. Ainsi, selon ce principe, les rayonnages de la bibliothèque sont-ils organisés à travers différents domaines mais les livres cohabitent selon une logique de "bon voisinage", leur proximité assurant les combinaisons scientifiques et l'émergence des problématiques les plus créatives. C'est ainsi que son collaborateur le plus proche, Fritz Saxl, qui dirigera la bibliothèque en son absence décrit cette singularité :
« Les livres étaient pour lui beaucoup plus que des instruments de recherche.
Rassemblés, rangés en ordre et devenus accessibles au lecteur,
ils exprimaient la pensée humaine dans ses aspects constants et changeants.
Il tenait à mettre les livres de philosophie à côté de ceux d’astrologie,
de magie, de folklore, et à rapprocher les sections sur l’art de celles
sur la littérature, la religion et la philosophie. »
Mais plus encore, la manière dont il thématisera de façon diachronique les aspects formels de l'analyse iconographique (par exemple la façon dont il questionnera le traitement du mouvement dans les chevelures des figures de l'oeuvre de Botticelli) le poussera à envisager le mouvement, non plus sous l'angle du geste pictural, mais sous celui, anthropologique, d'une "théorie générale du mouvement humain". L'Atlas Mnémosyne, pensé comme de grandes planches où étaient juxtaposées gravures et photographies d'oeuvres appartenant à des registres artistiques différents et à des périodes également différentes, constitue l'autre grand témoignage scientifique d'une pratique visuelle et empirique de l'histoire de l'art, tendant alors vers la constitution d'une théorie de l'art. Sa rencontre avec Ernst Cassirer à la Clinique Bellevue où il séjourna quelques années lors d'une période de grande fragilité psychique qui suivit la Grande Guerre, le conforta dans son approche. Mais ce qui fut sans doute plus déterminant encore, fut le voyage qu'il effectua en Arizona (dans les années 1895/96) à la rencontre des tribus Hopis dont la production d'objets rituels mais aussi dont les pratiques sacralisantes lui fournirent le contenu de sa fameuse conférence prononcé peu avant son départ de la Clinique en 1923, portant sur le Rituel du Serpent. L'étude de l'image du serpent, depuis les dessins d'enfants dessinant les éclairs dans le ciel jusqu'aux serpents bien réels utilisés pour solliciter les pluies bienfaisantes, prouvait une fois de plus la mutation des significations en fonction de l'usage symbolique des figures qui les véhiculent. Ainsi, Aby Warburg liait anthropologie et ethnographie ne redoutant pas l'immersion dans le milieu susceptible de lui fournir des réponses, et davantage encore, de nouvelles questions à se poser - histoire et histoire de l'art, pratiques religieuses et production d'artefacts, imaginaire et réalité. Son indiscipline tient pour beaucoup, non au savant mélange de ces disciplines, mais plutôt à la manière féconde dont il les articulait entre elles et dont il les utilisait pour se nourrir les unes les autres réciproquement. Aussi, pouvons-nous dire que le premier véritable indiscipliné de l'histoire des sciences humaines fut sans doute Aby Warburg.
Nous invitant à considérer l'image comme "idées, théories, descriptions, métaphores, fantasmes, rêves, souvenirs "(Maxime Boidy et Stéphane Roth, dans l'avant-propos à la traduction de W.J.T. Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie), Warburg a ouvert la voie aux analyses iconologiques, anthropologiques et parfois langagières en histoire de l'art. Cette diversité d'approches qui tend à se développer nécessite aujourd'hui que soit clarifiés les différents modèles épistémologiques formant une science de l'art qui n'ose s'affirmer totalement. Dans ce contexte, et au-delà du cas que constitue l'histoire de l'art, l'indiscipline doit pouvoir guider une approche critique des sciences humaines et encadrer avec rigueur les analyses trans-, pluri- ou interdisciplinaires auxquelles de nombreux chercheurs aspirent.
Pistes bibliographiques
Ludwig Binswanger & Aby Warburg, La Guérison infinie, Paris, Rivage, 2003.
Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, 1. Le langage, Paris, Éd. de Minuit, 1972, trad. par O. Hansen-Love & J. Lacoste de Philosophie der symbolischen Formen, Yale University Press, 1953.
Georges Didi-Huberman, "Pour une anthropologie des singularités formelles. Remarques sur l'invention Warburgienne", Genèses. Sciences sociales et histoire, année 1996, vol. 24, n°1, p. 145-163.
William John Thomas Mitchell, Iconologie. Image,texte, idéologie, Paris, Les Prairies ordinaires, Coll. "Penser/Croiser", 2009.
Aby Warburg, « La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther », Essais Florentins, Paris, Klincksieck, 2003.
Aby Warburg, « Images du territoire des Indiens Pueblos en Amérique du Nord », Le Rituel du serpent, Macula, 2003.