Si le cas de Daniel Arasse peut sembler tout autre que celui d’Aby Warburg, il illustre les interactions de l’histoire de l’art avec des outils et des concepts différents de ceux de cette discipline et l’affranchissement salutaire à l’égard de cette aînée parfois envahissante qu’est l’Histoire. Si l’étude des sources historiques demeurait pour Daniel Arasse indispensable, il se pencha davantage sur les symptômes et les indices fournis par les œuvres, regrettant, un brin provocateur, l’appauvrissement de leur lecture face au primat de l’archive :
« Je n’ai ni texte ni documents d’archives pour prouver ce que j’avance et, donc, ce n’est pas historiquement sérieux […]. Je pense qu’il faut se battre contre cette pensée dominante, prétendument historienne, qui voudrait nous empêcher de penser […] ».[1]
C’est ainsi que cette approche le conduisit à faire du détail l'un des leviers fondamentaux de l’analyse de l'oeuvre d'art. Le contact avec Louis Marin et la sémiotique développée par l’École de Paris[2] firent de lui un historien de l’art sémioticien sans dogmatisme ; ce qui fera le succès de son œuvre, pédagogique et ouverte, mais jamais caricaturale ou réductrice.
C'est ainsi qu'il consacra dans Le Sujet dans le tableau, une analyse approfondie au Moïse de Michel-Ange, (cf. notre illustration, Église Saint-Pierre-aux-Liens, Rome), écrivant à propos de l’index que pointe le Moïse en direction de son torse qu’il est « toujours ordre, mise en ordre et constitution de sens – dans la double acception de direction (de parcours) et de signification », sans omettre de rappeler l’importance du contexte néo-platonicien d'alors et la volonté de traduire à travers les formes sensibles l’idée qui fonde l’œuvre.
La sémiotique, en tant que science des signes, permit à Daniel Arasse de proposer des analyses par l'entrée de l'anomalie visuelle, du signe inattendu ou inédit. Comprise comme l'indice permettant de déceler ainsi le fonctionnement global de l'oeuvre, cette anomalie devait ainsi contraindre l'historien de l'art à éclairer et comprendre l'oeuvre via la question du processus de signification qu'elle constitue et non seulement par celle de la commande ou du contexte de production artistique, ces éléments demeurant néanmoins importants dans l'analyse.
Parce qu'il combina ces deux modèles scientifiques, Daniel Arasse entreprit de comprendre l'oeuvre d'art à l'aune de son économie générale, à la fois en tant qu'énoncé et dispositif énonciatif. Ces deux versants du complexe langagier que constitue tout objet visuel nécessitant de prendre en compte sa matérialité, son cadre d'inscription mais aussi sa réception sous l'angle des effets qu'il produit sur le spectateur. Cet angle d'approche perceptuel allait mettre en évidence la nécessité d'intégrer à l'analyse la réception des oeuvres autrement dit la manière dont, à différentes époques, on se les appropria pour leur faire dire ce que, à elles seules, elles ne peuvent suffire à énoncer.
[1] Daniel Arasse amorce une critique ironique de la place accordée à l’Histoire, dans le cadre de l’analyse qui figure en ouverture de son ouvrage On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Gallimard, 2003, p. 26.
[2] L’École de Paris fut le groupe pilote des théories des signes proposées par Algirdas J. Greimas. A l’EHESS, ses propositions se disséminèrent dans de multiples champs et déterminèrent de nombreux axes de recherches en sciences humaines bien au-delà du seul champ sémiotique.
Pistes bibliographiques
Daniel Arasse, Le Sujet dans le tableau, Paris, Champ Flammarion, 1997.
Daniel Arasse, On n'y voit rien, Descriptions, Paris, Gallimard, 2003.
Viviane Huys et Denis Vernant, Histoire de l’art. Théories, méthodes et outils, Paris, Armand Colin, Collection U, 2014.